Archive pour avril 2003

Au bord

Dimanche 27 avril 2003

J’aime la mer. Ce n’est pas vrai. Il serait plus juste d’écrire que j’aime le bord de mer. Je n’ai pas envie d’aller traverser la mer sur un navire quelconque Je n’ai pas envie de me retrouver au milieu de l’océan. En fait c’est le bord que j’aime. J’aime me tenir à la limite. C’est peut-être la marque d’une profonde indécision.

Au cours de ma longue carrière scolaire je n’ai quasiment jamais été assis au milieu. J’étais toujours au bord. Sur un côté, celui des fenêtres autant que possible, et au dernier ou au premier rang (bon, d’accord, ça a beaucoup plus souvent été le dernier que le premier). Je trouve le bord plus rassurant. On y bénéficie d’une vue d’ensemble. On peut s’échapper plus facilement, sans doute, du moins on peut le croire. On peut aussi tomber dans le vide plus facilement si l’autre côté ne nous est pas accessible. Je ne suis pas un animal marin.

Je n’aime pas le milieu. Je n’aime pas être au centre. C’est étrange de se sentir rassuré au bord et non au centre de ses pairs, non ? Parce que c’est ce que cela signifie. Je préfère ne pas être entouré, encerclé (terme sans doute plus juste dans ce contexte). Ainsi donc pour moi le danger ne viendrait pas de l’extérieur, de l’ombre, de l’inconnu ou du vide mais des autres, de ceux qui me sont, en définitive, les plus proches dans l’ordre naturel. Est-ce pour ne pas avoir réellement éprouvé le véritable danger de l’extérieur,de l’ombre,etc ?

Je ne suis pas à un paradoxe près. On pourra effectivement m’opposer ma recherche d’équilibre quand je rejette le milieu. Je ne suis pas sûr que cela soit si évident. C’est une forme d’équilibre que de se tenir au bord. On est toujours à la limite de deux éléments, de deux états. C’est un peu funambule. Que diriez-vous d’une longue promenade funambule sur l’écume ? On se promène en longeant la limite terre-mer jusqu’au tour complet.

L’être humain est décidément bien fait. Il cherche du sens en toute chose et en trouve systématiquement en allant jusqu’à le créer lui-même si nécessaire. Le miracle se produit alors : il a une capacité d’auto-conviction prequ’illimitée. C’est ainsi que nous luttons contre l’irrémédiable, contre l’irrépressible, contre le destin, le hasard, la malchance, le cours des choses. Si nous ne pouvons pas le détourner nous pouvons l’interpréter. Une fois désincarné, théorisé, intellectualisé il devient malléable. Si la réalité ne change pas la perception que nous en avons en revanche est ainsi travaillée, malaxée, appropriée pour devenir acceptable, supportable.

Il faut faire au mieux pour être bien

Dimanche 27 avril 2003

J’écrivais il y a peu dans une correspondance privée :

Je crois que les gens ne refusent pas les petites choses à proprement parler mais plutôt qu’ils les méprisent ou les ignorent parce qu’ils veulent plus et trop. Nous sommes à l’ère du mieux. Les gens ne veulent pas être bien, ils veulent être mieux. Au grand bonheur des vendeurs de tout poil car cette idée d’être mieux est toujours associée à la consommation. […] Le problème du mieux est que c’est sans fin est qu’en fin de compte on n’est jamais bien car on peut toujours être mieux. Le mieux est l’ennemi du bien… les vieux adages sont souvent aussi simples qu’ils sont justes. Les gens ignorent les gestes simples… parce qu’ils sont simples. “Ca ne vaut pas le coup” Alors que si justement, ça vaut le coup ! Ces gestes simples encore faut-il les faire et surtout surtout (j’insiste) les refaire.

On ne veut pas être bien, on veut être mieux. Peu importe que l’on soit bien ici et maintenant, on doit pouvoir être mieux ailleurs et demain. Il ne s’agit pas de maintenir son bien-être mais de l’améliorer. Il faut alors s’équiper, se procurer moult produits et matériels, il faut aller ailleurs, prendre la voiture, le train, l’avion. Il faut aller vers d’autres qui sauront nous apporter ce que les proches ne savent pas. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a quelque fantasme d’éternité derrière tout ça. Mieux et plus. Si nous ne devons pas rester éternellement il faut agir vite pour tout essayer, tout faire et ainsi être mieux. On pourra mourir mieux, tout au plus. Mieux que qui ? que quoi ? Quand ça s’arrête, ça s’arrête. La vie laisse tous les corps qu’elle abandonne à la même misère.

Le plus difficile ce n’est pas d’amasser, ce n’est pas non plus d’aller chercher loin. Le plus difficile c’est de recommencer. Recommencer encore et encore en faisant bien à chaque fois. Recommencer avec plaisir. J’ai l’image de ces corps sculptés par le temps et la matière. Les gestes des artisans répétés mille et mille fois jusqu’à ce qu’on ne sache plus qui de la matière ou de l’homme a sculpté l’autre. Les gestes parfaits qui impriment leur grâce à la matière. Les gestes qui dansent avec la matière et qui font qu’un instant l’homme fait partie d’un tout et se fond dans l’univers.

Le paradoxe suprême

Dimanche 27 avril 2003

Je crois que le paradoxe suprême de cette société d’abondance (mais aussi, de manière surprenante au premier abord mais finalement peut-être pas tant que ça, de frustration) est le manque de rareté.

Trip

Dimanche 27 avril 2003

Je n’aime pas le mot trip. Je suis chiant, il y a des mots que je n’aime pas. Seulement en l’occurrence il m’apparaît bien adapté.

J’ai écrit que je n’aimais pas la télé mais j’aime bien le cinéma. Je ne suis pas féru de matériel hi-tech très chers quand ça me semble démesuré mais j’aime bien le confort. Si j’avais du fric, je ne suis pas à plaindre hein mais bon si j’avais vraiment des grosses sommes à dépenser comme ça, sans que ça me mette dans une situation délicate, des dépenses somptuaires, il y a un truc qui me brancherait vraiment : un home-cinema avec un vidéo-projecteur. Rien que de très classique me direz-vous. Oui, sauf que moi je veux un garden-cinema. Je veux une grande rallonge pour pouvoir brancher tout ça dans le jardin et regarder des films dehors les soirs d’été. Il me faudrait donc en plus un grand écran, une rallonge avec une mutiprise et des transats/hamacs/fauteuils de jardin. Je pense que ça c’est un bon trip.

Dans son regard absent et son iris absinthe…

Jeudi 24 avril 2003

Parfois on aimerait anesthésier le monde, le harponner d’une seringue hypodermique, lui coller une bonne dose de sédatif. Seulement le monde est trop fort, trop présent, trop enveloppant. Il faut faire avec ses moyens, alors à défaut de l’anesthésier lui, on s’anesthésie soi. Les moyens sont nombreux, tout est possible, toutes les doses existent.

Anesthésie vient du grec anaisthêsia qui signifie insensibilité. S’anesthésier c’est se rendre insensible. Pourquoi vouloir être insensible ? Sans doute par réaction au fait qu’on est trop sensible à un moment donné et qu’on réalise cet excès de sensibilité à travers une douleur.

Je m’interroge toutefois sur les vertus d’une anesthésie sans chirurgie.

3 grues à l’horizon

Jeudi 24 avril 2003

Hier j’ai vu une fille qui portait des chaussettes blanches sur lesquelles étaient imprimées (brodées ?) des libellules rouges, comme celle qui est sur la couverture de La libellule de ses 8 ans. J’adore ces petits détails.

Comme en Utopie

Mardi 22 avril 2003

Au détour d’une nouvelle d’Eric Holder, Alice Donitz, je lis le mot sondéen. Ce mot au milieu d’une page, comme un caillou dans le lit de la rivière, a accroché mon regard. Pourquoi tel caillou parmi tant d’autres ? Pourquoi tel mot ? Comme un certain angle fait ricocher un rayon de soleil et donne un éclat particulier à ce caillou une certaine prédisposition de mon esprit a donné un certain éclat à ce mot et l’a fait se détacher du texte. Eric Holder n’écrit pas des aventures géographiques mais humaines. Il n’est pas besoin d’aller au bout du monde pour trouver l’émotion. Aller jusqu’à son voisin est une aventure. Sondéen est un peu surprenant dans ce contexte.

Sondéen… je ne crois pas l’avoir déjà croisé ce mot. Pourtant il fait écho en moi. Je pense immédiatement aux îles de la Sonde. Pas les vraies, pas celles que je ne saurais précisément inscrire sur une carte. Non. Celles de la chanson* de Gérard Manset. Celles rêvées. Celles qui sont de ces lieux qu’on ne reconnaîtrait pas si on y allait. Ces lieux imaginés, fantasmés à partir d’une photo, de quelques mots, d’un parfum. Ces lieux dont on ne partage que le nom comme une rengaine mystique tant chacun s’en est forgé sa propre représentation. Ces lieux dont doit regorger le dictionnaire des lieux imaginaires que je vois souvent sur les présentoirs et que je n’ai jamais pris par peur de m’y perdre mais dont je sais aussi depuis la première fois que je finirai pas l’avoir un jour ou l’autre. Il doit falloir le lire à deux, un peu comme Robinson et Vendredi, pour partager plus qu’un nom, pour les imaginer ensemble ces lieux.

* Les îles de la Sonde

T’as pas vu les îles de la Sonde
Les poissons volants qui retombent
Sur le fond de la barque ronde
T’as pas vu les îles de la Sonde

T’as pas vu les îles de la Sonde
Les femmes aux sourires de Joconde
Comme au premier matin du monde
T’as pas vu les îles de la Sonde

Mais tu peux partir quand même
Y’a les poissons qui t’emmènent
Poissons d’argent
Poissons volants
Poissons de feu
Poissons de glace
Poissons aux ongles qui cassent

T’as pas vu les îles de la Sonde
Elles t’attendent à l’autre bout du monde
Moitié dans l’eau, moitié dans l’ombre
Moitié dans l’eau, moitié dans l’ombre

Mais tu peux partir quand même
Y’a les poissons qui t’emmènent
Poissons d’argent
Poissons volants
Poissons qui plongent
Poissons qui nagent
Poissons venus du fond des âges

Poissons aux longues chevelures
Dauphins bleus sur fond d’azur

Au Palais

Lundi 21 avril 2003

Deux fois par semaine je me rends au Palais. Les gardes franchis je tourne à droite, passe sous la petite arche et accède à la cour du Mai. Je gravis les marches du grand escalier et pénètre, le plus souvent par la porte de gauche, dans la galerie marchande. En pénétrant ainsi dans le Palais ce que l’on ressent en premier c’est la fraîcheur que maintiennent les murs épais. Il fait presque toujours plus sombre qu’à l’extérieur aussi. J’entends les échos des pas perdus à droite. Je traverse la galerie à la transversale et m’engouffre dans le couloir qui mène à l’Ordre. Dans ce Palais immense on ne sait jamais trop combien de pièces et de couloirs s’enfilent derrière chaque porte. Je dépose mes plis, en prends d’autres et ressort aussitôt. J’aime quand je ne dois pas repasser la grande porte mais tourner à droite pour rejoindre la galerie de la Première Présidence. Elle est très longue et traverse le Palais presque de part en part. La pierre et le bois y sont omniprésents. Je ne peux pas croire que ce plafond pourtant si haut le soit encore assez pour contenir toutes les clameurs des siècles passés. Sa voûte doit être le fruit de cette érosion de cris, de pleurs, de murmures et de soupirs. Combien de pas ont poli ses dalles si lisses ? Combien de vies ont irrémédiablement changé de cours ici ? Combien d’espoirs ont été abandonnés sur ses bancs ? J’y croise toujours des gens qui cherchent leur chemin. Il règne pourtant un parfum de solennité dans l’atmosphère.

La galerie débouche sur le vestibule de Harlay, l’anti-chambre de la Cour d’Assises. Depuis la galerie de la Première Présidence on ne la voit pas, on ne voit que les portes à battants qui donnent sur l’extérieur et à travers les vitres desquelles s’étale la flaque verte des marronniers de la place Dauphine. Je suis toujours ému par cette image, cette tache verte au bout de la galerie. Tantôt je vais à la Bibliothèque tantôt je poursuis jusqu’aux battants que je pousse. Je ressors alors par l’autre côté du Palais. J’éprouve toujours une sensation étrange d’avoir ainsi traversé le Palais de justice.

Quand les dates ne coïncident pas

Lundi 21 avril 2003

A la réflexion il me semble que les frictions que nous pouvons parfois rencontrer avec le charmant personnel de la Régie Autonome des Transports Parisiens, plus familièrement appelée RATP, vient de ce que nous n’avons pas le même calendrier. En effet comme les Hébreux ou les Musulmans la RATP possède son propre calendrier. Comme notre calendrier Grégorien le calendrier de la RATP comporte des jours fériés que l’on nomme jours de grève car ce sont des jours où l’on ne travaille pas (comme les jours fériés) et où l’on va donc à la plage (d’où le fameux slogan Sous les pavés la plage).

Si l’on fait abstraction du fait que les dates ne concordent que rarement le calendrier de la RATP est très proche du calendrier Grégorien dans sa structure. Il comporte des fêtes fixes qui reviennent à date fixe tous les ans (grève du passage à l’heure d’hiver/d’été par exemple) et des fêtes flottantes (grèves de solidarité avec la SNCF notamment) dont on sait qu’elles tombent tous les ans mais sans qu’on puisse déterminer exactement la date à l’avance (fruit d’un calcul compliqué prenant en compte des éléments qui nous échappent).

RATP, sigle à géométrie variable, signifie alors selon que l’on est employé ou usager (l’usager se distingue du client en ce qu’il supporte une augmentation des tarifs d’à peu près deux fois l’inflation tous les ans au mois d’août, période où tout le monde est à la plage, sauf les comptables de la RATP) Reste Assis T’es Payé ou Rentre Avec Tes Pieds.

Finalement ce n’est pas si difficile de se comprendre avec les petits hommes verts.

Pâques

Lundi 21 avril 2003

J’ai voulu pour Pâques te faire une surprise et faisant fi de toute modestie me subsituer aux cloches.

J’ai acheté cent kilos de sucre au supermarché. C’était lourd mais il faut ce qu’il faut. Je les ai ramené chez moi et j’ai fabriqué un oeuf en sucre géant. Comme ceux qui garnissent les oeufs en chocolat mais beaucoup plus grand. Je l’ai emballé bien proprement avec des rembourrages en mousse et j’ai attendu que la nuit tombe.

Dans les rues sombres, à minuit passé, je suis sorti de chez moi et j’ai fait rouler l’oeuf, tant bien que mal, jusque chez toi. J’ai vérifié que toutes les lumières de ta maison étaient éteintes puis je me suis glissé dans ton jardin. J’ai cherché une cachette mais mon oeuf était trop gros. En cherchant j’ai trouvé les oeufs en chocolat que les cloches avaient déjà déposés. Je n’y ai pas touché mais je me suis dit que je les avais encore ratées et que c’était dommage. Le temps passait et j’ai décidé de poser mon oeuf au milieu de ton jardin. Je l’ai déballé en silence. Je suis allé jeter tous les emballages et les protections dans la poubelle de ton voisin. Ensuite je suis revenu et je me suis glissé à l’intérieur de l’oeuf par la trappe que j’avais aménagée à cet effet.

J’attendais depuis un petit moment lorsque j’ai entendu des petits coups contre la coquille de sucre. J’ai d’abord cru que tu l’avais déjà trouvé mais les coups se sont rapidement multipliés et j’ai bientôt compris qu’il pleuvait. Ma coquille s’amincissait progressivement mais l’averse ne cessait pas. La coquille a commencé à fondre et à se fendiller et la pluie a continué jusqu’à avoir complètement dissous l’oeuf.

Je pleurais mais la pluie avait vraiment dissous tout le sucre jusqu’à celui de mon coeur et même mes larmes étaient salées. Alors pour Pâques ça n’allait plus. Je me suis pleuré tout entier, jusqu’à ce que la dernière cellule se coule dans la dernière goutte.

Je me suis répandu sur le trottoir puis j’ai coulé dans le caniveau jusqu’au bout de ta rue. J’ai échoué contre le rouleau de moquette du balayeur et depuis des heures mes gouttes tintent en tombant dans la bouche d’égout. Je ne suis qu’une cloche.