3 grues à l’horizon
En ces temps de grève j’ai suspendu ma période de sevrage de walkman afin d’affronter plus sereinement les déplacements devenus difficiles en ville. Force est de constater que le walkman m’est ce que la tétine est au bébé. Je suis plus détendu avec mon casque sur les oreilles. Je baigne dans une atmosphère sonore choisie et donc agréable. Je fais abstraction autant que possible de ce qui m’entoure et j’avance doucement mais sûrement dans les rues encombrées.
Je n’écris plus grand chose. J’ai des idées mais je suis bloqué. Sitôt que j’essaye de raconter ce qui me semblait intéressant les mots m’échappent. Parfois c’est pire il m’en vient mais sous eux tout semble terne, fané, abîmé. J’ai l’impression d’avoir attrapé des papillons avec les doigts. A côté de ça quand je marche mes pensées s’enchaînent avec une certaine grâce parfois, d’autres fois j’augmente le volume du walkman.
Ce qui ne tue pas rend plus fort. J’ai de sérieux doutes à ce propos. J’ai l’impression que le plus souvent ce qui ne tue pas rend plus fragile. Des points de rupture se créent, on se découvre des zones plus sensibles, des circonstances identiques qui se répètent sont plus rapidement douloureuses. Lorsque l’on veut casser quelque chose on s’acharne en tapant au même endroit encore et encore jusqu’à ce qu’apparaisse la première fêlure et que la matière rompe enfin. Chaque corps a connu des traumatismes qui ont laissé des parties plus fragiles que d’autres. Pourquoi en irait-il autrement de l’âme/la psyché/l’esprit/etc (appelez ça comme vous voulez) ?
Quel paradoxe que celui de l’âme toujours sur un chemin mais parfois perdue quand même. Elle trace toujours un chemin mais dès qu’on ne reconnaît plus le paysage on est inquiet. Pourtant combien il est angoissant alors de reconnaître ses propres traces sur ce chemin. On en vient à regretter l’instant d’avant où l’on se croyait perdu. Qu’il est cruel de retrouver le chemin déjà foulé parce qu’alors on en est sûr : on tourne en rond, comme en cellule. Je ne changerai jamais de corps, mon enveloppe physique restera celle-ci, à quelques rides et quelques kilos près mais qu’en est-il de mon âme ? Changera-t-elle aussi peu elle aussi, du moins de manière aussi prévisible ? Dans quelle mesure peut-on évoluer ? De quelle manière ? A quelles conditions ? Qui suis-je ? C’est qui moi ? Jusqu’à quel degré d’évolution je demeure moi ? A partir de quand je ne suis plus moi ? Quand les autres ne me reconnaissent plus ? (Note : A ce sujet j’avais lu une nouvelle intéressante (enfin c’est toujours pareil hein, de mon point de vue) de Françoise Giroud intitulée Pour mémoire et qui se trouve dans le recueil Histoires (presque) vraies)
Je crois que nous sommes dramatiquement attachés à une multitude de croyances, d’habitudes, d’envies qui nous plombent la vie mais auxquelles nous nous cramponnons tant qu’elles ne sont pas insupportables car composant notre personnalité elles nous lient aux autres. Si je changeais trop je perdrais sans doute tout tout changerait : amis, travail, famille peut-être même (je suis tenté de mettre la famille à part tant du fait des liens biologiques que des liens éducatifs. Le rapport aux personnes qui nous ont éduqués, que s’y ajoute un lien biologique ou pas, me semble véritablement à part). Ce serait la plus parfaite logique. Je continue encore aujourd’hui à faire des choses (des petites choses, des petites détails) à propos desquelles je suis tiraillé entre l’agacement qu’elles provoquent chez moi et le lien duquel elles participent. J’ai la sensation que je perdrais un peu la personne en perdant tel geste ou telle habitude.