Au fond du tiroir
Encore des brouillons de passages recopiés, dans l’ordre où je les retrouve. Toujours le syndrôme des cailloux dans l’eau que j’avais décrit il y a longtemps, je ne sais plus quand.
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Quelques mots lu dans un passage trouvé parmi les notes du dernier roman inachevé d’Albert Camus, Le premier homme :
Etre épris d’absolu, et dans ce cas on cherche à cultiver l’impossible.
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Parce qu’après avoir beaucoup cultiver l’impossible, qui est, au demeurant, une plante stérile, je suis curieux de savoir pourquoi on est épris d’absolu.
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L’amour courtois entendait retarder indéfiniment la rencontre amoureuse. La dame soumettait le chevalier à toutes sortes d’épreuves. Il lui fallait triompher dans de nombreux tournois, affronter de nombreux monstres qui, par bonheur, en ce temps-là peuplaient la terre. Le galant ne se rebiffait pas : trouvait-il du plaisir dans cette errance amoureuse ? Désirait-il que l’Aimée demeurât inaccessible ? Redoutait-il une vie conjugale plutôt morne ? L’attente que nous évoquons ne se détourne pas de l’événement dont elle a le souci. Bien au contraire, elle le pressent et nous en offre les prémices.
Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur
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Je l’ai lu peu de temps après L’amour et l’occident de Denis de Rougemont qui m’a marqué.
Ce paragraphe aborde le sujet de l’autre ouvrage et me semble devoir être rapproché de la phrase d’Albert Camus ci-dessus.
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Sans doute, l’intelligence consiste-t-elle à pouvoir cumuler des idées contradictoires, sans pour autant perdre sa capacité à vivre, à penser, à agir. Savoir, par exemple, que tout est destiné à mourir, et croire en même temps à l’avenir comme un enfant qui ne sait pas encore. Mais voilà : il ne peut plus continuer ainsi. Les deux vies qu’il mène sont fondamentalement incompatibles. Entre les deux, même s’il s’en sent incapable, il doit choisir.
En géométrie, une ” sphère ” est une surface dont tous les points sont à égale distance du centre.
Tristan est prisonnier d’une sphère, puisque tous les objets désirables qui l’entourent se trouvent à égale distance de son moi. Il ne parvient pas à savoir celui qu’il préfère.
Cette sphère est la figure de l’immaturité moderne. Elle positionne l’être comme un enfant dans le ventre de sa mère, et, à travers cet état d’incertitude permanente, c’est notre propre commencement que nous recherchons.
” Au commencement était le verbe “, écrit Saint Jean. ” Et le verbe était Dieu “. Mais qu’y a-t-il de divin dans le commencement ? Un bébé est probablement plus proche de Dieu que n’importe quel homme, fût-il saint. Car il est une pure potentialité : il peut encore tout devenir, puisque rien n’a encore commencé. Et la modernité, me semble-t-il, est hantée par le fantasme de se maintenir dans cet état de pure possibilité. Je voudrais pouvoir tout devenir. Ne fermer aucune porte sur l’infini des possibles. Nous en venons à tout désirer, tout et son contraire. Mais désirer tout et son contraire, cela revient à ne rien désirer du tout, et à sortir de l’existence.
Nous voulons cette femme, et toutes les autres ; cette vie, et toutes celles qui lui sont radicalement opposées. Nous recherchons avec frénésie ce monde où rien ne daignait s’actualiser, celui qui précède d’un instant la naissance - et comme cela est structurellement impossible, nous développons une violence démesurée contre nous-mêmes et contre les autres.
Les amants du n’importe quoi, Florian Zeller
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Un extrait que je rattacherai volontiers aux précédents. Je ne les avais pas regroupés par hasard.
C’est curieux, j’ai eu une discussion il y a quelques semaines au cours de laquelle nous avons abordé cette question de la volonté de maintenir les possibles même en sachant que ce n’est qu’une illusion. Je ne me suis pas souvenu de ce passage. Il aurait été intéressant de pouvoir en parler, je crois.
J’ai l’impression confuse que le cultiver l’impossible de Camus est beaucoup plus proche de cette envie d’infinité de possibles qu’on ne le croirait.
Je ne parviens pas à le formuler mais je sens qu’il existe un lien étroit entre les deux.
C’est là peut-être qu’il faut le chercher ce lien :
Mais désirer tout et son contraire, cela revient à ne rien désirer du tout, et à sortir de l’existence.
C’est cultiver l’impossible que de vouloir absolument tout. Mais cultiver l’impossible c’est également une façon de se maintenir dans l’illusion de l’infinité des possibles.
Cultiver l’impossible pour ne surtout pas entrer dans un possible quelconque qui en ferait instantanément disparaître une multitude d’autres qui sont incompatibles et anéantirait l’illusion que tout est possible.
Pour ne pas ressentir la pesanteur du possible.
Ne rien commencer pour que rien ne se termine.
Cultiver l’impossible pour se protéger de l’angoisse insupportable de la disparition des possibles jusqu’au dernier.
Il ne s’agit pas de sortir de l’existence mais au contraire de refuser d’y entrer justement parce qu’il faudra en sortir.
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” Prenons d’abord la sexualité “, continua le robot. ” On sait que la forme la plus intense d’amour sexuel est le désir incestueux. L’inceste est le tabou le plus répandu de l’univers et le désir grandit avec l’importance de l’interdit. Amalité créa donc sa soeur, Boril. Le second ingrédient propre à exciter l’amour jusqu’au délire est la passion pour un être mauvais, quelqu’un que vous ne pourriez que haïr si vous ne l’aimiez pas autant. Alors, Amalité fit de Boril une chose abjecte qui commença à tout détruire dès sa naissance; à réduire en poussière ce qu’il avait mis des siècles à ériger. “
Mali murumura : ” Comme Heldscalla, par exemple. “
” Oui Madame “, acquiesça le robot. ” Or le troisième plus fort stimulant de l’amour est de désirer quelqu’un de plus puissant que soi. Voilà pourquoi Amalita offrait à sa soeur le pouvoir de faire s’écrouler un à un ses édifices. Il essaye d’intervenir, mais, ainsi, qu’il l’avait voulu, elle était maintenant trop forte pour lui. Enfin, le dernier élément : l’objet d’amour force son prisonnier à descendre à son niveau, à vivre dans un environnement aux lois perverses. C’est pour cela que vous devez plonger un à un dans ce monde sous-marin où les règles d’Amalita n’ont plus cours. Même Glimmung sera obligé de s’enfoncer dans le bourbier qu’a préparé Boril, là où tout n’est que simulacre, caricature de la vie. “
” Je croyais que Glimmung était une divinité “, fit Joe. ” Il a un pouvoir tellement grand. “
” Les divinités ne tombent pas à travers les planchers. “
” Cela semble raisonnable”, admit Joe.
” Il faut prendre en compte des critères absolus “, continua le robot. ” Par exemple, l’immortalité. Amalita et Boril sont immortels; Glimmung non. Un second critère serait… “
” Nous connaissont les deux autres critères “, l’interrompit Mali. ” Une puissance sans limite et un savoir universel. “
” Alors, vous avez lu mon opuscule “, affirmat Willis.
” Doux Jésus !” lança Mali, méprisante.
” Vous venez de mentionner le Christ “, continua le robot. ” C’est une divinité intéressante parce qu’elle n’a qu’un pouvoir limité, une connaissance partielle, et qu’elle est morte. Elle ne remplit aucun des critères. “
” Comment expliques-tu le christianisme, alors ? ” fit Joe.
” Il est apparu parce que le Christ a utilisé ses limites et il s’est inquiété pour les autres. L’ ” inquiètude ” est la véritable traduction du grec agape et du latin caritas. Les Christ se tient les mains vides ; il ne peut sauver personne il ne peut même pas se sauver lui-même. Et pourtant, par son attention véritable, son intérêt pour les autres, il transcende… “
” Donnez-nous simplement votre texte “, fit Mali, submergée par le flot d’arguments. ” Nous en prendrons connaissance à un moment perdu. Mais maintenant nous allons sous l’eau. Préparez le matériel comme M. Fernwright l’a ordonné. “
” Il existe sur Beta 12, une divinité assez proche “, continua le robot imperturbable. Elle a appris à mourir chaque fois qu’une créature s’éteint. Elle ne peut pas mourir à leur place, alors elles les accompagne. Mais avec chaque nouvelle créature, elle renaît, restaurée. Elle a connu ainsi un cycle infini de naissances et de morts, à la différence du Christ qui n’a péri qu’une seule fois. J’en parle aussi dans ma brochure. En fait, tout est contenu là-dedans. “
” Alors tu es un Kalende “, dit Joe.
Le robot le regarda longuement, en silence.
” Et ton opuscule est le livre des Kalendes. “
” Pas exactement “, répondit enfin le robot.
” Qu’est-ce que ça veut dire ? ” demanda violemment Mali.
” Cela veut dire que je me suis inspiré du Livre des Kalendes pour mes divers ouvrages. “
” Et pourquoi ? ” fit Joe.
Le robot hésita, puis répondit : ” J’espère être un jour écrivain professionnel. “
” Sortez le matériel “, ordonna Mali qui se sentait complètement épuisée.
Une pensée étrange erra quelques instants dans l’esprit de Joe, née peut-être de la discussion sr le Christ. ” L’inquiètude “, dit-il tout haut, en écho lointain des mots du robot. ” Je crois savoir ce que tu veux dire. Une chose étrange m’est arrivée un jour sur Terre. Ce n’était pas grand chose : j’ai sorti du placard une tasse dont je ne me servais jamais. J’y ai trouvé un araignée morte de faim ; de toute évidence, elle était tombée au fond de la tasse et n’avait plus pu en sortir. Mais voilà où je voulais en venir. Elle avait tissé du mieux possible une toile sur les parois du récipient. Lorsque je l’ai déouverte avec son fragile édifice de la désespérance, j’ai pensé à son travail inutile. Elle aurait pu attendre jusqu’à la fin des temps, nulle mouche ne serait entrée là. Elle est morte en sentinelle, dans un effort désespéré pour s’accomoder d’un environnement mortel. Je me suis demandé si elle savait qu’elle était perdue. Si elle filait sa toile inutile en connaissant la fin. “
” Les petites tragédies de l’existence “, fit le robot. ” Des milliards chaque jour, inaperçus de tous sauf de l’oeil de Dieu qui sait tout. C’est tout au moins ce qu’affirme mon opuscule. “
” Je comprends ce que tu veux dire quand tu parles de ” l’inquiètude “. L’attention pour l’autre serait encore plus proche. J’ai eu l’impression que le terme s’adressait à moi. Il me mettait en question. Caritas. Ou en grec… ” Il ne se souvenait plus du mot.
” Alors, on descend ? ” demanda Mali.
” Oui “, répondit Joe. Elle ne comprenait pas. Bizarre, qu’il faille que ce soit un robot qui me comprenne. Qu’un assemblage de métal puisse être plus sensible qu’un être humain. Peut-être la caritas est-elle fonction de l’intelligence ? Peut-être sommes-nous toujours trompés et la caritas n’est pas un sentiment, mais une forme élevée de l’activité cérébrale, la capacité de percevoir des signes imperceptibles dans l’environnement… et de s’en inquiéter ? C’est de la cognition, rien de plus. Et cela contredit l’opposition entre la pensée et l’émotion. Tout est cognitif.
Le guérisseur de cathédrales, Philip K. Dick
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Ca faisait bien longtemps que je n’avais pas lu un roman de Philip K. Dick auquel je m’étais beaucoup intéressé lorsque j’étais plus jeune.
Je dois admettre que j’ai perdu le goût.
Je crois aussi que j’ai dû lire ses meilleures productions à l’époque. Ce que je peux lire aujourd’hui est donc logiquement un peu décevant outre le fait que j’ai vieilli.
Je le trouvais parfois totalement délirant et j’en suis venu à me demander à quelques reprises s’il n’existait pas un risque sérieux de développer une schizophrénie en lisant trop ses livres.
Le passage que j’ai relevé me semble bien long.
J’avais peut-être été interpellé par d’autres choses lorsque je l’ai recopié mais en le relisant je retiens essentiellement les passages relatif à l’inquiètude et le dernier paragraphe.
Le dernier paragraphe parce que l’idée me paraît intéressante, assez typique de Dick par ailleurs. Le pragraphe est sans doute trop court mais ce pourrait être un bon point de départ de discussion.
Les passages relatifs à l’inquiètude sur lesquels je n’épiloguerai pas m’interpellent profondément car cette inquiètude est chez moi le corollaire perpétuel de l’affection qui la suit comme une ombre.