Le fanatisme n’est pas nécessairement religieux

La république et canton de Genève est un superbe petit territoire situé au bord d’un lac dont les eaux sont alimentés par le Rhône et, de plus loin, par les glaciers des Alpes valaisannes. Fondée en 1536, elle compte environ 400 000 habitants, relevant de cent quatre-vingt-quatre nationalités différentes. Son territoire national est d’à peine 247 kilomètres carrés. J’y vis, et y fais souvent des rencontres agréables. Mais il y a peu, j’en ai fait une franchement inquiétante.

Nous sommes le vendredi 7 mai 2004, en fin d’après-midi. Directeur du bureau de liaison entre l’ONU et l’UNESCO, Georges Malempré fête son départ à la retraite au rez-de-chaussée de la villa Moynier. Fleurs, discours, chaleur humaine…

Derrière les hautes portes-fenêtres, la bise agite les vagues noires du Léman. Malempré est un homme profondément sympathique et courageux : durant quarante ans, il s’est totalement dévoué à la promotion scolaire des enfants dans les pays les plus pauvres. Une foule d’amis est venue d’un peu partout dans le monde honorer Georges, son épouse, ses filles. L’ancien directeur général de l’UNESCO, Federico Mayor, plus vivant que jamais, fait un discours tout en finesse. L’ambassadeur de Belgique Michel Adam et sa femme sont présents eux-aussi.

Un peu à l’écart de la foule, j’aperçois un homme élégant, jeune, svelte, au regard vaguement amusé. Visiblement, il ne connaît pas les us et coutumes des tribus genevoises. Je m’approche de lui.

L’homme est français, dans la quarantaine. Il vient de débarquer de Washington il y a quelques jours. Par sa façon de parler, de s’habiller, de se mouvoir en société, il a tout du grand technocrate. Son mandat : la représentation des intérêts du FMI auprès des organisations internationales à Genève.

Il m’avertit d’emblée : “En fait, je ne m’intéresse qu’à l’OMC [Organisation Mondiale du Commerce].” La lutte contre les épidémies menées par l’OMS [Organisation Mondiale de la Santé] ? Contre la faim par le PAM [Programme Alimentaire Mondial] ? Le combat de l’OIT [Organisation Internationale du Travail] et de son directeur, Juan Sommavia, pour imposer des conditions de travail décentes ? L’OIM [Organisation Internationale pour les Migrations] luttant pour le bien-être des migrants ? Le Haut-Commissariat des droits de l’homme combattant la torture ? Le destin des réfugiés défendus par le Haut-Commissariat des réfugiés ?

Pas grand intérêt, manifestement. Ce qui compte avant tout, aux yeux de l’élégant mercenaire, c’est la privatisation des biens publics, c’est la libéralisation des marchés, la libre circulation des capitaux, des marchandises et des brevets issus des sociétés transcontinentales dans le cadre de l’OMC.

Intelligent, compétant, brillant dans ses analyses, C. - le petit vin blanc genevois aidant - perd peu à peu de sa retenue washingtonienne. Il a entendu parler de moi, peut-être même a-t-il survolé l’un ou l’autre de mes livres. Nous nous découvrons un ami commun au bunker de béton du numéro 18181 H Street, Nothwest, à Washington.

Tout à coup il s’arrête, me regarde sans sympathie. Il lève ses mains vers le plafond. Ses yeux bruns expriment le reproche. Il me dit à peu près : “Voyez-vous… ce que vous faites ce n’est pas bien… Tous ces jeunes gens, ces jeunes filles qui vous écoutent, sont pleins d’enthousiasme. Ils voudraient pouvoir changer le monde… Je les comprends… Mais c’est dangereux… surtout quand ils tombent entre les mains de gens qui ignorent tout de l’économie mondiale et de ses contraintes… Ils vous croient… et après ?”

Je lui fais quelques objections aimables.

Il se tourne alors vers les portes-fenêtres ouvertes et le lac. Dans la lumière déclinante du soir et l’odeur des feuilles mouillées, il ajoute : “Les lois du marché sont incontournables, immuables. Rien… rien ne sert de rêver.”

L’homme était d’une totale bonne foi. Moi j’étais horrifié par son assurance. Et surtout, par le pouvoir aveugle et sourd qu’il exerce, au sein d’une équipe, certes, sur la vie de centaines de millions d’hommes, d’enfants et de femmes d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud.

Le FMI n’administre pas seulement la dette, au moyen de lettres d’intention, de plans d’ajustement structurel, de refinancement, de moratoires et de restructurations financières. Il est aussi le garant des profits des spéculateurs étrangers. Comment procède-t-il ?

Prenons l’exemple de la Thaïlande. En juillet 1997, les spéculateurs étrangers attaquèrent la monnaie nationale, le baht, dans l’espoir de faire des profits rapides et considérables sur une monnaie faible. La Banque centrale de Bangkok préleva alors des centaines de millions de dollars sur ses réserves, et acheta des bahts sur le marché. Elle tentait de sauver sa monnaie.

Peine perdue. Après trois semaines de lutte, exsangue, la Banque centrale jeta l’éponge et fit appel au FMI. Celui-ci imposa de nouveaux emprunts au gouvernement. Mais avec ces nouveaux crédits, Bangkok devait, en priorité, rembourser les spéculateurs privés. C’est ainsi qu’aucun des spéculateurs étrangers (requins de l’immobilier ou boursicoteurs) n’a perdu le moindre centime en Thaïlande.

Le FMI contraignit en même temps le gouvernement à fermer des centaines d’hôpitaux et d’écoles, à réduire ses dépenses publiques, à suspendre la réfection des routes et à révoquer les crédits que les banques publiques avaient concédés aux entrepreneurs thaïlandais.

Le résultat ? En l’espace de deux mois, des centaines de milliers de thaïlandais et de travailleurs immigrés perdirent leur emploi. Des milliers d’usines fermèrent.

La nuit tombe sur le parc Mon-Repos. Les derniers cygnes rejoignent majestueusement la rive. Mon mercenaire est imperturbable : “Retournez aujourd’hui en Thaïlande… l’économie y est florissante !”

Et les souffrances, et les angoisses endurées durant neuf ans par des centaines de milliers d’êtres humains ?

C. ne répond pas. Je peux toutefois formuler à sa place la réponse qu’il a sans doute sur la langue : “L’angoisse humaine n’est pas quantifiable, elle n’est pas un élément de l’analyse macroéconomique. N’étant pas mesurable, elle n’existe pas pour le FMI.”

Je traverse à pied le parc plongé dans la nuit jusqu’à la route de Lausanne, persuadé que la bataille sera longue, contre un ennemi plus puissant que jamais. Des centaines de millions d’êtres humains sont promis à des humiliations - mais aussi à des résistances - de longue durée.

Et qu’on ne me dise pas que l’annulation de la dette est impossible parce qu’elle mettrait en danger de mort le système bancaire mondial tout entier ! Chaque fois qu’un pays écrasé par sa dette tombe (passagèrement) dans le trou de l’insolvabilité (comme l’Argentine en 2002), le Wall Street Journal et le Financial Times nous annoncent l’apocalypse… si le système qui a conduit à la catastrophe est remis en cause. Ces manifestations sont-elles imputables à la fragilité psychologique des journalistes ?

Evidemment non. Ils obéissent à une stratégie habile. Les téléspectateurs européens, aussi passifs soient-ils, constatent quotidiennement les effets des ravages infligés par la dette. Ils sont révoltés, inquiets. Ils posent des questions. Quant aux hommes, aux femmes et aux enfants du tiers-monde, ils souffrent dans leur chair des effets du système. Il faut donc “légitimer” la dette. Comment s’y prendre ? La rendre “inéluctable”… D’où l’argument des mercenaires du capital prédateur, répété à la façon des perroquets : “Quiconque touche la dette met en danger de mort l’économie du monde.”

(l’analyse de cette prétendue inéluctabilité vient ensuite)

L’empire de la honte, Jean Ziegler

Je suis curieux de savoir si cet ouvrage figure dans les programmes scolaires.

A défaut et pour ceux qui ne sont plus à l’école, il existe en poche…

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